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Mr Smith et Les Sept de Chicago : American Utopia

En 1939, à Washington, un jeune homme nommé Jefferson Smith a fait trembler le Sénat pour faire triompher l’optimisme. Près de trente années après, à Chicago cette fois, ce sont huit militants qui mettent l’Amérique en ébullition pour que leur message contestataire soit bel et bien passé. Autour de ces figures, deux légendaires auteurs : Frank Capra et Aaron Sorkin. En quoi sont-ils complémentaires, malgré des temporalités éloignées, c’est à cette interrogation que va répondre cet article.

Un homme idéal

En 1939, les spectateurs américains font la rencontre de Jefferson Smith. Un jeune homme naïf et patriote, installé du jour au lendemain sur un siège du Sénat. Incarné alors par James Stewart, qui avait déjà joué chez Frank Capra auparavant dans Vous ne l’emporterez pas avec vous, cet individu ne s’attendait certainement pas à réveiller l’idéalisme de la politique américaine. 

Car Monsieur Smith n’a pas, dans un premier temps, l’étoffe d’un politicien aux yeux de tous. Guidé par son idéalisme à l’égard des valeurs américaines, son corps aminci ponctué d’une gesticulation hésitante va alors faire face à un ennemi redoutable : le cynisme. Un état d’esprit désinvolte qui sera représenté par des groupes désabusés, roulant les yeux au ciel quand leurs sont évoqués les textes fondateurs de la politique américaine. Ces groupes, ce sont des politiciens qui s’enrichissent en votant des lois en faveur des entreprises. Ce sont des journalistes qui scrutent le moindre défaut pour descendre un bouc-émissaire. Ces structures vont alors tout faire pour nuire aux convictions de Smith, alors déterminé à ne pas faire ce qu’on lui demande. Ici, voter en faveur d’une loi visant la construction d’un barrage avec une entreprise privée ; prévue à l’endroit-même où Smith souhaite instaurer un projet destiné à la jeunesse. 

Voilà le point de départ de Mr Smith au Sénat. Un film où l’innocence se doit d’affronter l’opportunisme comme David affronte Goliath. Le cercle politique est alors représenté comme un réseau enclin à l’opportunisme ; les communications y sont toujours très brèves, jamais concentré sur l’humain mais sur comment se faire de l’argent au plus vite. La première chose qui nous est montré dans le film est une conversation par téléphone sur plusieurs niveaux, où la nouvelle de la mort d’un sénateur nommé Sam Foley emballe les politiciens. Pas sur un plan émotionnel mais dans l’intérêt de trouver un remplaçant “pantin” (comme le dira un journaliste d’un air narquois à un moment du film). Le montage, suivant ces appels téléphoniques, présente successivement plusieurs séquences qui isolent les personnages malgré le dialogue échangé. Les traits sont donc rapidement dessinés ; le ton si verbeux et instantané du film permet non seulement d’établir les rapports entre les personnages selon leurs groupes ; mais aussi à instaurer la parole comme seul outil pour parvenir à ses fins.

Et c’est cet élément sur lequel Capra va se focaliser pour manier à bien son projet : manier le pouvoir de la parole pour transmettre un idéal. Cet affrontement dantesque entre un utopiste individualiste et une groupe corrompu va alors prendre des allures de théâtre gigantesque. Alors trahi par un ultime coup de grâce (une accusation illégitime d’arnaque), Smith va décider de se rebeller contre ce système en s’accaparant la parole sans jamais la céder au reste des personnes présente. Le Sénat devient alors pour lui une grande scène, lui permettant de véhiculer de manière très verbeuse ce qu’il considère comme les vrais valeurs des États-Unis. Ses opposants auront alors deux solutions : tenter de faire irruption dans le monologue du héros en hurlant sans arrêt ou alors sortir côté cour ou côté jardin de la scène politique.

Le registre du théâtre, à distance de la véritable vie politique, est le premier élément qui rend visible l’idéalisme de Frank Capra. L’idéalisme consiste par définition à une “attitude d’esprit qui pousse à faire une large place à l’idéal, au sentiment” ; par les dialogues et leurs intonations, le film cerne distinctement l’idéal politique de Smith, à distance de toute vraisemblance avec la vie politique réelle. Une politique patriotique mais surtout honnête et investie dans la vie des citoyens américains. Le jeu de James Stewart, électron libre face à une meute moqueuse, incarne avec justesse cette passion. La vision idéaliste qu’a Frank Capra, cette fois-ci, se traduit par les codes hollywoodiens du cinéma. Que ce soit lorsqu’il filme la politique ou bien des meurtres par empoisonnements dans Arsenic et Vieilles dentelles, la gravité des situations a toujours un très bon flirt avec une légèreté particulièrement insolente. Preuve en est deux séquences, apparaissant comme des irruptions dans la narration.

La première intervient après que Smith se présente au Congrès. Raillé par ses collègues, notre héros candide se rend cruellement compte de la moquerie faite par la presse. S’en suit alors un montage continu et dynamique où, pris d’une colère forte, Smith en vient aux mains avec différents journalistes. Rapide, concis et simple dans ce qu’il montre (juste un homme donnant des coups) ; la scène rompt avec les échanges de dialogue montrés précédemment. Elle intervient comme une impulsion, si soudaine qu’on se demande pendant quelques secondes si cela ne vient pas plutôt de l’imagination du personnage. Sa forme rompant nettement avec ce qui a été établi avant, on peut se dire qu’elle serait même lyrique dans sa traduction du sentiment déçu de Smith. Le sentiment ; voilà un autre élément qui va nourrir l’intrigue politique de Capra. Conforme à des codes du cinéma hollywoodien, une romance va se créer entre Smith et Clarissa Saunders (Jean Arthur), alors sa secrétaire. Seulement voilà, Capra va se montrer plus malin qu’un code formaté. Le sentiment amoureux dans le film illustre non seulement la confirmation d’une romance, mais aussi l’exploit de Smith a avoir transmis son idéalisme ; chez un personnage qui apparaissait comme désabusé face aux envies du personnage principal. Capra le montre avec beauté, par le biais d’un plan insert sur une lettre remise à Smith dans sa revanche : où une conclusion d’une lettre caché par un doigt au départ, devient alors une déclaration d’amour maline.

Les grands sentiments, qu’ils soient impulsifs, violents ou amoureux, incarnent un monde idéal tel que conçu par l’auteur. Une idéalisation extrapolée par les émotions, rêvée pour les générations futures, qui va avoir son mot à dire dans un final qui frôle la désinvolture, en montrant des enfants comme des activistes politiques pour prôner l’innocence de Smith.

Monsieur Smith au Sénat a lancé une voie pour un cinéma contestataire, idéaliste mais en même temps fermement patriotique. Ses bons sentiments ont influencé plus d’un cinéaste, on pense notamment à Steven Spielberg dont le plus bel exemple sera le très sous-estimé Le Terminal, qui proposait un récit bourré d’optimisme en pleine Amérique post-11 septembre où le James Stewart d’aujourd’hui, alias Tom Hanks, captait l’attention de différents groupes dans un aéroport. Mais celui qui a su moderniser cette vision sentimentale de la société américaine, c’est celui qui a aussi bien observé la Maison Blanche que la création d’un réseau social : Aaron Sorkin.

Les Sept de Chicago : descendants de Monsieur Smith ?

Et si la jeunesse contestataire, celle qui a aidé Monsieur Smith à la fin de son plaidoyer, se retrouvait près de trente ans après le récit de Capra pour confronter leurs idéaux à une politique féroce et bien réelle ? Sorti sur Netflix le mois dernier, Les Sept de Chicago raconte l’histoire vraie de huit militants issus de différents mouvements contestataires, choisis comme exemples dans un procès imposé par le gouvernement Nixon suite à des émeutes survenues lors d’une marche pacifique et contestataire en raison de l’envoi des jeunes américains en pleine guerre du Vietnam. 

Ce film marque la deuxième incursion d’Aaron Sorkin derrière la caméra pour un long-métrage ; deux ans après le tiède Le Grand Jeu où Jessica Chastain côtoyait le monde du poker. Certains auront trouvé que ses preuves de réalisateur sont moins évidentes que celles de sa carrière de scénariste, jugeant à tort sa mise-en-scène d’anachronique. Si le film réveille un cinéma d’autrefois (et donc celui de Capra), ce n’est pas vraiment pour flatter le cinéphile nostalgique. Bien au contraire, il va réussir à aller plus loin dans la proposition faite par Capra.

Comme le Sénat dans Monsieur Smith, le tribunal de Chicago devient le théâtre de la politique américaine ; alors montrée en pleine division. La parole est aussi utile pour Monsieur Smith que pour les différents acteurs de ce procès politique. Le juge Julius Hoffman (Frank Langella) s’exprime de manière outrancière pour imposer son autorité partiale (favorisant dans son cas le gouvernement Nixon). Abbie Hoffman (Sacha Baron Cohen) et Jerry Rubin (Jeremy Strong) se servent de leurs voix pour vanner en permanence l’autorité ; la parole d’un personnage incarné par Michael Keaton deviendra même un véritable élément de suspens. Ce procès est un véritable terrain de guerre où les victimes devront triompher par la voix pour prouver leur innocence et rétablir la loyauté dans la justice américaine. Ces enjeux, accompagnés de grands moments de grâce, sont semblables à ceux de Monsieur Smith. Est-ce que cela veut pour autant signifier que Sorkin est le parfait petit élève copiant son maître ? Pas la moindre seconde.

Le romantisme, le lyrisme sont communs aux deux cinéastes. Il suffit de regarder sa série télévisée The Newsroom pour voir comment l’amour peut magnifiquement se conjuguer à la politique américaine (le mariage de Will et Mackenzie, empêtré dans une affaire d’espionnage). Le patriotisme est bien entendu de rigueur chez les deux cinéastes. Mais l’écriture de Sorkin se tisse autour de connexions plutôt qu’une confrontation manichéenne comme chez Capra.

Aussi, ce qui démarque Sorkin de Capra malgré des finalités communes, c’est le recul permanent qu’il offre aux regards, aux paroles. Le procès de ces huit militants, issus d’organisations multiples (Youth International Party, le National Mobilization Committee to End the War in Vietnam, le mouvement des Black Panthers), permet une multiplication de points de vues singuliers, placés autour d’une cause commune : cesser l’envoi des soldats américains au Vietnam. Encore une fois, ce qui aurait pu être de l’idéalisme contre une justice corrompue devient alors plus compliqué quand les échanges se chauffent. Sorkin bouscule les identités, les perceptions de celles-ci, interroge sur les notions de privilèges que peuvent avoir certains tandis que d’autres en sont privés. Comment doit-on agir alors qu’une épée de Damoclès se trouve posé sur notre tête ? Doit-on persister à prouver au juge que l’on reste fort ? Ou bien est-il préférable de faire bonne figure et se taire ? Rythmée par une bande-originale organique, en perpétuelle réinvention, de Daniel Pemberton, les conversations deviennent alors des véritables confrontations. Les flash-backs en montage alterné remettent en question les dialogues qui se jouent au moment-même de la séquence. L’interrogatoire de Tom Hayden par son avocat (formidable Mark Rylance, au passage), imposée de force pour régler un détail avant de prendre la parole au procès, en est un parfait exemple. Le film recule sa temporalité afin de remettre en question un personnage et mieux analyser la véracité de ces propos ; une remise en cause écoutée qui aura des conséquences bénéfiques pour le personnage.

Si cette complexité de la narration, et par conséquent du rythme des dialogues, s’effectue ; c’est parce que le monde évolue et implique différents acteurs dans sa mutation. Sorkin conserve ses idéaux tout en les confrontant à des blocs s’y opposant, s’y confrontant. L’intérêt de faire un film comme Les Sept de Chicago aujourd’hui, basée sur un procès s’étant déroulé il y a plus de cinquante ans, c’est pour mieux en faire la parabole avec les luttes politiques d’aujourd’hui, dans une Amérique plus que divisée en période électorale. Les divergences d’opinions se sont de plus à plus montrées, illustrées en raison des Social Network, l’opportunité de Sorkin à raconter cette histoire (à la demande de Steven Spielberg, tiens tiens…) était donc d’une évidence folle. Les divergences au sein du clan Démocrate autour de leur candidat pour éliminer la menace Trump, le mouvement Black Lives Matters qui a été de plus en plus médiatisé ces dernières semaines en raison de l’actualité, un gouvernement américain de plus en plus répressif ; ces éléments empêchent tout sentiment d’anachronisme aux idéaux dont fait preuve Aaron Sorkin.

De Frank Capra à Aaron Sorkin, l’idéalisme a toujours permis au cinéma américain de parler de la politique de son pays avec férocité mais aussi et surtout de l’espoir. Une chose est sûre : Jefferson Smith serait fier de voir que sa détermination a ouvert la voix à de nouvelles générations aussi idéalistes que lui.

Author

Victor Van De Kadsye

Victor Van De Kadsye

Créateur du site. Je ne vis que pour des artistes comme Michael Mann, Clint Eastwood, Hou Hsiao-hsien ou bien Kelly Reichardt. Capable de réciter n'importe quel réplique de l'âge d'or des "Simpson".

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