Home Critiques Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait : l’étoffe de la fiction
Critiques

Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait : l’étoffe de la fiction

Je n’ai pas l’habitude de commenter l’appareillage publicitaire des films, mais il faut se rendre compte de l’évidence : rarement on aura vu une bande-annonce travailler à ce point contre le long-métrage qu’elle est censée promouvoir. Débutant sur quelques échanges humoristiques accompagnés d’une mélodie jazzy fadasse pour accrocher le spectateur, elle change de ton à mi-parcours avec une énième mélodie triste au piano, à laquelle se joint une envolée de violons pour dire que, quand même, c’est profond et émouvant tout ça. Les répliques entendues dans la bande-annonce paraissent ainsi faciles, chargés d’une niaiserie totalement absente de l’œuvre. C’est là que l’on s’aperçoit que cette structure formatée, reprise pour chaque production vaguement estampillée « comédie romantique », peut appauvrir les possibilités poétiques d’un long-métrage et le faire ressembler à tous les autres, au point de me faire douter de la direction qu’allait prendre la filmographie d’Emmanuel Mouret. Il avait fait un détour original il y a deux ans par le film à costume avec Mademoiselle de Joncquières, en adaptant quelques chapitres de Jacques le fataliste. La bande-annonce des Choses qu’on dit (…) laissait cependant penser que le réalisateur allait revenir à son domaine de prédilection, la mise en scène des amourettes et des petits jeux sentimentaux, parfois cruels, dans les milieux parisiens aisés, dont la dernière mouture, Caprice, était en très petite forme. Je craignais ainsi un enlisement de la part de Mouret, qui est peut-être, avec Philippe Garrel, le dernier réalisateur capable de porter correctement ce genre d’intrigues à l’écran. Il n’en est pourtant rien, et la bande-annonce affreuse vient confirmer, par opposition ou soustraction, la grande tenue des Choses qu’on dit (…), l’équilibre discret de son montage et le travail délicat de sa mise en scène.

Le film démontre son sens de la partition par son organisation minutieuse en récits enchâssés : les personnages se racontent leurs précédentes histoires amoureuses, revenant de ce fait sur leurs sentiments passés et ce qui en subsiste, mais aussi sur leur rapport au monde. Les passages d’un niveau de récit à l’autre se font avec une grande clarté et permettent de nuancer, parfois à l’extrême, certains états ou comportements des protagonistes à mesure que leurs souvenirs se dévoilent. Par cette structure non-linéaire, Mouret fait ainsi mine de détricoter plusieurs passés complexes et entremêlés, pour finalement mieux coudre l’étoffe de son film, qui est d’une précision remarquable. La richesse de l’écriture et de l’interprétation des acteurs en est un témoin important : chaque dialogue se trouve ponctué de petites inflexions qui redirigent la scène sur le rail de l’évidence. Le spectateur devine facilement l’issue des histoires racontées au moment où elles démarrent, et leur charme vient autant du plaisir de cerner la situation avant les personnages que de l’idée manifeste que certains chemins sont empruntés au détriment d’autres. En effet, par sa célébration des maladresses et du hasard, le film suggère que de nombreuses possibilités relationnelles restent inexplorées, que certaines pistes se referment à mesure que les dialogues avancent. Que se serait-il passé si tel mot avait été plus haut que l’autre ? Si telle remarque avait été prise avec peine plutôt qu’avec humour ? Mouret formule presque naturellement ces interrogations en offrant à ses personnages des répliques au style très composé, très littéraire, qui s’éloignent quelque peu d’une conception réaliste du jeu d’acteur, ce qui nécessitera une certaine ouverture de la part des spectateurs les moins habitués.

Le renouvellement constant de ces réflexions tout au long de l’intrigue confirme, si le jamais le doute planait encore, que les Choses qu’on dit (…) se voit comme une dissertation sur le thème de l’amour, bien qu’il me soit difficile de désigner le film ainsi. Le terme implique un certain sérieux, une maturité, et il est difficile de croire que le film peut être à la hauteur de cette ambition portée par la plupart de films romantiques, jusqu’à ce qu’il nous mette devant le fait accompli, à un moment qui différera selon la sensibilité et l’appréciation de chaque spectateur. Sous ses airs de badinages innocents, le film de Mouret montre rapidement qu’il charrie quelque chose de plus profond. Le réalisateur célèbre la complexité des sentiments et explore les thèmes du doute, du désir et du plaisir avec une maturité émotionnelle assez rare, et surtout loin de toute binarité. Des oppositions générales comme la fidélité et l’adultère, le célibat et la vie de couple, ou encore la personne qui rompt et la personne qui est quittée, sont finalement ramenées à ce qu’elles sont, c’est-à-dire des oppositions arbitraires, des catégories qui ne disent rien des individus ni de leurs relations. Il apparaît ainsi, au terme du film, que ce ne sont pas les personnages qui sont inadaptés, mais bien la société dans laquelle ils vivent, qui semble toujours à la traîne, trop rigide, inflexible face aux chamboulements émotionnels qui sont proprement humains. La focalisation sur les petites indélicatesses de chacun, volontaires ou non, qui esquintent les conventions sociales, prend ainsi une saveur particulière. Beaucoup de ces détails passent par le travail avec les acteurs : Mouret montre leurs mimiques, leur sensualité involontaire, sans chercher à obtenir d’eux une performance au sens hollywoodien du terme. Les petits moments de décalage que le metteur en scène arrive à capter ont ainsi un double emploi. Ils servent tout d’abord un certain réalisme dans les relations sociales, comme lorsque Jenna Thiam surjoue sa surprise et son plaisir de croiser un ancien amant pour faire bonne figure auprès de sa sœur qui le présente comme un ami. Et en même temps, ces indélicatesses expriment une forme de burlesque de la vie, qui fait que certaines choses arrivent (Vincent Macaigne qui, en cherchant son écharpe, finit par aborder sa future femme) et que certaines choses restent en mémoire : Camelia Jordana qui tient une panière à linge dans les mains pendant toute la discussion qui mène à une rupture avec son compagnon en est le meilleur exemple.

La profondeur de la réflexion sur les sentiments et le rapport au monde est assurée par le véritable jeu de fiction que le film met en place. Son titre même annonce la dichotomie qui va se jouer entre le temps des histoires, qui occupe la majeure partie de l’intrigue, et le temps présent, où les personnages font justement le récit de leurs expériences passées. La partie dans le présent, qui narre la rencontre entre le personnage de Camelia Jordana et celui de Niels Schneider, apparaît d’abord comme un simple fil rouge reliant différentes micro-histoires, mais gagne progressivement en importance jusqu’à arriver à un point d’équilibre avec les récits rapportés. Et c’est précisément à ce moment-là qu’Emmanuel Mouret lâche son spectateur en terrain inconnu et crée la surprise : maintenant qu’un imaginaire sentimental s’est établi grâce à la fiction, comment les protagonistes vont-ils se comporter ? Dans quelle mesure les histoires vont-elles les influencer ? C’est désormais au spectateur de composer avec ce qu’il a devant lui, d’émettre des suppositions, puisque les parties dans le présent semblent susceptibles d’emprunter n’importe quelle direction. La certitude disparaît, autant pour le public du film que pour les personnages, qui découvrent dans la seconde moitié du film l’envers de leurs propres histoires. Le réalisateur suggère ainsi assez subtilement que l’impression d’évidence des premiers récits venait du point de vue arrêté et définitif des personnages sur leurs propres émotions. Celles-ci se retrouvent réactualisées malgré eux par le fait même de raconter les événements mais aussi par la découverte, toujours de la bouche de quelqu’un d’autre, du point de vue de leur compagnon de l’époque. Dans un beau geste réflexif, le film révèle ainsi le point de vue d’une femme (Emilie Dequenne radieuse) sur sa rupture après avoir montré dans un premier temps celui de l’homme. Les agissements auparavant étranges du personnage de Dequenne apparaissent sous un jour nouveau, et sont d’autant plus notables et audacieux qu’ils ont pour origine un sentiment aussi simple. À travers cette longue séquence, les Choses qu’on dit (…) prouve une fois encore sa grande nuance dans les émotions qu’il dépeint, mais aussi la nécessité de recourir à autant de mots, autant de tournures de phrases élaborées et de niveaux de fiction différents pour simplement ne faire qu’effleurer la complexité de ces états. Le sujet le plus intime du film pourrait ainsi être la représentation des petites choses qui échappent aux personnages, à chacun, dans le couple et dans la vie. Parmi toutes les réussites des Choses qu’on dit (…), il s’agit de celle qui donne le plus envie de le revoir plus tard, quand le spectateur aura un peu plus vécu, pour y saisir au mieux d’autres émotions, mais aussi pour replonger dans ce portrait tendre et douillet à la forme exemplaire.

Author

Émilien Peillon

Émilien Peillon

J'aimerais appartenir à la cinéphilie classique mais mon amour pour l'animation et le jeu vidéo m'en empêche. Incapable de rédiger quoi que ce soit rapidement, j'essaye au moins de travailler la forme pour ne pas devoir me cacher les yeux quand je me relirai dans six mois. Un jour, j'ai découvert Paprika au cinéma et je ne m'en suis jamais remis.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *