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Old : Conteur à zéro

Que pouvait-on attendre du cinéma de M. Night Shyamalan après le monumental Glass, sorti il y a deux ans ? Son rapport à la fiction y trouvait une nouvelle inflexion, portée par l’idée très à la mode des univers étendus et partagés, et cette trilogie « surprise » se terminait sur une magnifique ouverture : une diffusion d’images à large échelle organisée par des protagonistes plein d’espoir, qui souhaitent qu’elles fassent leur chemin ailleurs et touchent d’autres personnes, par-delà le temps du film. On pouvait donc comprendre que Shyamalan se tourne vers quelque chose de plus ramassé et intimiste pour son film suivant. Old, qui ouvre peut-être une nouvelle page dans la filmographie de son auteur, possède des qualités formelles certaines, mais réussit le prodige de changer plusieurs qualités habituelles du cinéma de Shyamalan en défauts.

Le film, justement qualifié de « thriller métaphysique » par son acteur Gael Garcia Bernal, confronte assez durement son public aux tabous du vieillissement, du corps périssable et de la mort. La plage sur laquelle se retrouvent les protagonistes est construite comme un piège spatio-temporel, à la fois éphémère et cyclique, où le reflux qui efface silencieusement les traces de pas dans le sable est le même que celui qui rejette sur le rivage les corps noyés de ceux qui voulaient échapper à son magnétisme inexplicable. La crique est un incubateur clos, dont le passage accéléré du temps rend manifeste la fatalité naturelle de la disparition. Les personnages se débattent contre ce phénomène sur lequel ils n’ont finalement aucune emprise, donnant naissance à une dimension existentialiste qui charrie toute l’angoisse du film. Le visionnage est ainsi éprouvant dans ce qu’il peut évoquer de personnel chez le spectateur, et le long-métrage suscite rapidement un malaise pas seulement psychologique mais physique, le propos et l’évolution de l’action nous donnant le sentiment d’être attaqués dans notre propre intégrité : s’il faut trouver à Old une réussite du point de vue horrifique, elle se trouve juste là.

Si le film s’apparente quelque peu à un Destination Finale par son postulat scénaristique, il fait néanmoins preuve de choix de mise en scène bien plus pertinents. L’unité de lieu, respectée pendant l’essentiel de l’intrigue, permet efficacement de lier, délier et recomposer les questions du temps et de l’espace, que l’on perçoit comme deux concepts profondément malades. Les travellings qui, lors de mouvements de panique, passent d’un petit groupe de touristes à un autre, ne sont ainsi pas tout à fait chevillés à l’action. La caméra s’éloigne parfois du nœud dramatique de la scène, se retourne et dévoile un autre personnage en marge, lui aussi alarmé mais par tout autre chose, un événement ou une découverte qui l’interpelle davantange. Dans ces moments, chacun semble se tenir sur son ilôt, à des kilomètres – géographiquement et émotionnellement – des autres estivants qui, au fond, dans le flou, vivent leur propre drame. En dilatant l’espace cinématographique de la sorte, cet étrange mouvement d’appareil scelle tristement la destruction des rapports entre les personnages, incapables de s’écouter ou de se répondre.

Shyamalan n’a toutefois pas clairement décidé de la place qu’il devait accorder à l’horreur dans ses images, et se retrouve dans un entre-deux plutôt inconfortable. Au départ, Old s’inscrit dans une certaine économie, en repoussant le hors-champ un peu plus longuement que d’ordinaire lors des plans sur les regards médusés des personnages. Bien que certaines choses sont partiellement montrées, comme cette ablation de tumeur en urgence où l’on insiste un peu trop sur l’ouverture de la plaie et la taille de l’excroissance une fois sortie, l’intérêt est davantage porté sur les conséquences de l’horreur, de ce qu’elle implique comme bouleversement intérieur, plutôt que leur cause. À raison, car lorsque Shyamalan décide de changer d’approche dans la seconde moitié du film, les contrechamps n’en finissent plus de décevoir. L’horreur filmée de face, celle qui repose le plus sur le « concept » du synopsis, s’embourbe dans des effets de manche vulgaires : les scènes des os cassés et du tétanos, aussi laides du point de vue technique que du point de vue esthétique, ne semblent être là que pour satisfaire l’appétit d’un public-cible pour la violence et le spectaculaire, réfréné jusqu’ici.

La descente se poursuit lors de la dernière partie du long-métrage, très explicative, qui agit comme un contrechamp « scénaristique » des évenements de la plage. On ne sait pas s’il faut s’extasier ou non sur le plan qui amorce cette conclusion, celui montrant le réalisateur lui-même en train d’épier les personnages avec une caméra. On peut saluer la capacité de Shyamalan, en une seule image, de tout bouleverser et d’élever son récit à une autre échelle ; mais on regrette également que cette apparition signe la fin du mystère et de tout ce qu’il pouvait (encore) charrier, puisqu’elle conduit l’histoire à se clore parfaitement sur elle-même, à devenir une sphère finie et totalement hermétique à toute respiration. Peut-être pour la première fois chez Shyamalan, on sent l’écriture hollywoodienne qui reprend la main à partir du moment où le récit de la BD adaptée devait s’arrêter, avec un soudain espoir pour les personnages qui arrive lorsqu’il ne devrait plus y en avoir aucun. Tous les éléments semés au cours du film trouvent ainsi une réponse dans les quinze dernières minutes – un trait scénaristique présent dans toute la filmographie du réalisateur – ce qui, dans Old, ne fait que révéler des automatismes d’écriture lourdingues et dessine un horizon fictionnel bien triste. Finalement, le récit existentialiste ne se soucie pas tellement de ses personnages, trop facilement réduits à des stéréotypes ou des comportements pénibles – le gamin qui demande le nom et la profession à toutes les personnes qu’il rencontre, le père qui ne réfléchit qu’en termes de statistiques – qui tiennent plus de la machine que de la petite névrose humaine. Il y a bien quelques promesses, quelques pistes, notamment lorsque le personnage de Vicky Krieps réalise sa propre mortalité et se compare aux ossements exposés dans le musée où elle travaille, mais tout cela reste bridé par le besoin du film de rester dans l’action et surtout de conclure.

En empruntant l’une des portes de sortie les plus faciles qui soient, la dernière partie de Old présente les événements de la plage sous un jour nouveau, celui du lieu d’expérience, du vivarium. Elle introduit une forme de rationnalité qui vient clore tout ce que la fiction avait entrepris d’ouvrir en égrenant le malheur de ses protagonistes – la peur inexplicable, le fatum, les germes d’une introspection. La sensibilité à quelque chose de mystique, qui dépasse le groupe de vacanciers et le spectateur, est balayée au profit d’une seule réponse, vraisemblable et clinique. Est-ce donc cela l’horizon offert aux protagonistes, le point vers lequel Shyamalan fait tendre sa fiction ? Arriver à un propos aussi convenu et asséché, un goût terreux en bouche, est assez gênant. Gênant, car un grand cinéaste américain vient de se vautrer en beauté, et gênant car on a le sentiment que, au fond, les personnages n’étaient là que pour souffrir pendant une heure et demie. Et peut-être que la place de filmeur que Shyamalan se donne dans son long-métrage est là justement par volonté de faire prendre du recul au consommateur d’horreur venu pour se divertir. Mais pour peu que le spectateur n’adhère pas de manière pleine et premier degré au côté divertissant des atrocités du film, il est difficile de ne pas y voir, ne serait-ce qu’un peu, une position de démiurge assez complaisante qui observe froidement un petit vivier de cobayes.

Soyons toutefois clair : l’absence d’échappatoire pour les vacanciers n’est pas un problème en soi. La fatalité qui frappe le couple est vraiment belle lorsque le réalisateur s’attarde à montrer qu’elle les amène à l’oubli puis à l’amour dans leurs derniers instants. C’est l’attachement à ces petits riens qui fait trop souvent défaut au film, d’autant plus lorsque l’on voit ce qu’il essaye de construire après cela, qui est nécessaire à l’intrigue mais qui apparaît paradoxalement artificiel et superflu. Old aurait mérité de s’intéresser plus à ses personnages, de les libérer de ses schémas d’écriture – la fiction, habituellement outil de connaissance du monde et de soi, est ici un poids. On espère que M. Night Shyamalan retrouvera pour son prochain film la poésie et la précision qui lui ont fait défaut, car la confrontation à l’inexplicable, ainsi que le voyage intérieur, demeurent de meilleurs horizons que ceux proposés lors de cette journée à la plage peu ordinaire.

Old. Réalisé par M. Night Shyamalan. Avec Gael Garcia Bernal, Vicky Krieps, Alex Wolff, Rufus Sewell. Durée : 1h48

Author

Émilien Peillon

Émilien Peillon

J'aimerais appartenir à la cinéphilie classique mais mon amour pour l'animation et le jeu vidéo m'en empêche. Incapable de rédiger quoi que ce soit rapidement, j'essaye au moins de travailler la forme pour ne pas devoir me cacher les yeux quand je me relirai dans six mois. Un jour, j'ai découvert Paprika au cinéma et je ne m'en suis jamais remis.

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