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« Rebecca » de Ben Wheatley : Fantômes du passé, symptômes du présent

On se demande pourquoi il existe encore des réalisateurs pour s’atteler à un remake d’un film d’Hitchcock, un exercice qui, à l’exception peut-être du Psycho de Gus Van Sant, n’a jamais porté ses fruits. Parce qu’il s’agit bien d’un remake, malgré la défense un peu vaseuse d’une « nouvelle adaptation » de l’équipe de production – en témoigne le premier travelling avant sur le sentier menant au manoir de Manderley, directement repris du film de 1940. Ce plan, illustrant un souvenir rêvé de l’héroïne, est assez annonciateur du long-métrage à venir : il atteste que l’œuvre d’Hitchcock a fait son chemin jusqu’à nos jours, et sert en même temps à revenir quatre-vingts ans en arrière pour Ben Wheatley, afin d’explorer le passé de son héroïne et du long-métrage qu’il revisite. Ainsi, d’un film proposant une intrigue contemporaine à son époque de sortie, nous passons à un film d’époque, avec les quelques tares que cela implique dans le cinéma actuel.

L’intrigue reste inchangée : une dame de compagnie d’origine modeste (Lily James) rencontre lors d’un séjour dans le sud de la France un aristocrate, Maxim de Winter (Armie Hammer), endeuillé par la disparition encore récente de sa femme. Les deux personnages vivent une idylle secrète jusqu’à ce que M. de Winter demande, assez prématurément, à sa nouvelle compagne de l’épouser afin d’empêcher son départ suite à une décision de la femme qui l’emploie. Devenue la nouvelle Mme de Winter, l’héroïne se rend au domaine de Manderley et découvre qu’elle doit apprendre à se comporter en accord avec son nouveau rang, tout en faisant face aux réticences de la gouvernante ainsi qu’à l’ambiance morose du manoir, encore imprégné de la disparition de la première maîtresse de maison, Rebecca. Cette présence fantomatique, qui s’exprime autant dans les échanges entre les protagonistes que la gestion de l’espace et des décors, fait le sel du récit originel et crée un suspense sur un possible basculement vers le domaine du fantastique. Néanmoins, la version de Wheatley échoue à faire advenir cette ambiance inconfortable, en premier lieu par son  affadissement général des personnages.

En effet, l’atmosphère particulière de Rebecca prend d’abord racine dans la façon dont Maxim et la future Mme de Winter nouent leur relation, avant leur arrivée à Manderley. On ne retrouve pas l’étrangeté du récit d’Hitchcock et de Daphné du Maurier, qui faisait notamment intervenir brusquement la demande en mariage du châtelain, au point d’en faire une décision froide, implacable, davantage motivée par l’idée de résoudre une situation que par son amour naissant. L’ambiguïté de leur relation passe à la trappe, bien que le remake s’attarde davantage sur l’aspect romance que son aîné. Rien ne fonctionne cependant, à cause de l’interprétation sans relief des deux acteurs, curieusement absents de leurs propres personnages, mais aussi de la mièvrerie de la mise en scène, qui reprend paresseusement les poncifs du baiser adolescent pris à la dérobée et les embrassades faussement passionnées sur la plage avec flou et gros plans à l’appui. Privées de toute profondeur dans l’écriture, les deux coquilles vides à l’origine de l’intrigue – et qui finalement se comportent bien peu comme des aristocrates en société – se révèlent être un terrain  particulièrement stérile à la mise en place des enjeux psychologiques liés à leur vie à Manderley. La reprise de la scène de la statuette de Cupidon en est l’exemple le plus frappant : que ce soit le moment où l’héroïne brise l’objet ou le moment où les morceaux sont découverts, tout se passe dans une relative indifférence. L’événement est aussitôt oublié dans le montage chaotique du film, quand bien même il s’agit d’un moment crucial dans l’évocation de l’inadéquation sociale de l’héroïne, qui continue d’agir comme une domestique en faute et de se sentir en terrain hostile dans sa propre maison. L’incident aurait mérité un peu plus de poids. De même, la comparaison de la seconde Mme de Winter à Rebecca ne se fait que par les dialogues, maintes fois répétés, et n’est jamais traduite par la mise en scène comme un problème d’image. La question de l’imitation, involontaire, à travers des habitudes quotidiennes définies par l’épouse disparue auxquelles l’héroïne doit se conformer, est complètement éludée par Wheatley. La célèbre séquence du tableau, qui montre la substitution forcée de l’image d’une femme par une autre, est en revanche bien présente, mais seule, isolée de toutes les autres scènes par la construction morcelée du long-métrage qui annule toute sa force thématique.

Il est dès lors assez triste de constater que les principaux choix de mise en scène de Ben Wheatley ne sont pas motivés par une direction artistique affirmée, mais plutôt par une démarche de compensation. La musique contemporaine, plaquée sans ménagement sur plusieurs séquences de transition, ainsi que le montage omniprésent apparaissent finalement comme une entreprise de rattrapage de scènes trop faibles, comme si ce surplus de forme devenait un moyen pour le réalisateur de combler ce qui manque à ses images : une force, une ambiance, un propos. Si le long-métrage prend parfois quelques libertés, c’est en recourant à des canevas de mise en scène contemporains totalement insipides, contribuant à faire du remake un film sans identité, perdu entre l’époque où se déroule son intrigue et la volonté un peu vaine d’y apporter quelque chose de plus « moderne ». En plus de la pénible scène de la plage déjà évoquée, il faut compter sur la présence de rêves fiévreux, de somnambulisme et de nuées sombres dans le ciel dans le lot de facilités proposées par Wheatley, servant toujours le temps d’un plan ou d’une scénette avant d’être jetées dans l’oubli. Ces images périssables sont bien symptômes de l’échec de ce nouveau Rebecca, où, face à l’inaptitude de sa mise en scène à instaurer une quelconque ambiance, pour traduire la présence de la défunte dans les murs du manoir, le réalisateur privilégie l’indice, le signe d’un mauvais présage plutôt que de le faire réellement ressentir au spectateur. Il désigne, par détour, ce qui devrait être là, mais finalement ne fait qu’en souligner l’absence.

Le phénomène de compensation est également évident lorsque l’on se penche sur le traitement formel réservé au manoir, lieu principal de l’intrigue. Chez Hitchcock, la richesse de Manderley était traduite par l’espace : chacune des premières scènes entreprenait de dévoiler progressivement la taille des pièces, que l’on imagine pas aussi vastes avant que les personnages y aient fait quelques pas. Wheatley emprunte un autre chemin en se concentrant sur l’aspect opulent des décors, accentué par la couleur, et crée des intérieurs saturés de tableaux, de statuettes et de beaux meubles, qui sont finalement assez tape-à-l’œil et loin des appartements simples mais décorés avec goût du film précédent. Cette question de l’espace et de l’agencement des pièces, que Wheatley choisit de ne pas se poser, est pourtant cruciale. Il était également clair dans le Hitchcock comment étaient situées les pièces les unes par rapport aux autres. On savait par exemple que le haut de l’escalier à gauche menait aux appartements de la nouvelle Mme de Winter, tandis qu’en face se trouvait la chambre interdite, celle de Rebecca. Les déambulations réalistes d’un espace à l’autre contribuaient à une certaine familiarité avec les lieux, malgré le sentiment d’étrangeté omniprésent. La réinterprétation de Wheatley, de son côté, ne donne jamais idée de l’agencement des pièces de Manderley, ni de l’espace parcouru en les traversant. Les différentes salles sont un ensemble de lieux indéterminés, non reliés entre eux, qui servent uniquement aux besoins illustratifs de la scène en cours. La mise en scène ne suscite pas une construction spatiale dans l’esprit du spectateur, provoquant un sentiment général d’artificialité. Le précédent film du réalisateur, Free Fire, présentait d’ailleurs exactement le même problème : alors qu’il mettait en scène une longue fusillade dans un hangar entre deux groupes de personnages, il lui était impossible de restituer correctement au spectateur la position des protagonistes les uns par rapport aux autres, pourtant réunis dans un lieu clos. Le remake de Rebecca aura simplement contribué à rendre cette incapacité – la marque des réalisateurs de seconde zone – plus évidente encore.

Il est bien regrettable qu’une histoire sur une présence invisible se retrouve avec un traitement cinématographique privé de ligne directrice, vide et désincarné. Le film s’attribue malgré lui un certain nombre de défauts propres au cinéma contemporain, et, face à l’impossibilité de faire advenir le fantôme de Rebecca, il finit par s’aventurer vaguement vers ce que tous les remakes d’Hitchcock ont entrepris avant lui : rendre évidentes les thématiques qui étaient à l’origine tues ou seulement suggérées. Ben Wheatley s’embarrasse donc dans son dernier segment à mentionner lourdement l’adultère, ou encore à décrire précisément le corps décomposé de Rebecca, rendant le film encore plus littéral qu’il ne l’était déjà. On ira jusqu’à faire apparaître, le temps d’un plan de transition, la dépouille de la femme disparue, geste qui montre que le réalisateur n’a vraiment rien compris de ce qui faisait l’essence du récit de Daphné du Maurier.

Il y aurait pourtant eu quelque chose à faire avec une réadaptation de Rebecca, comme donner une autre place à la dernière partie du récit, qui se distingue du reste du film mais qui est, dans la première version, assez lourde et peu engageante. Ou bien engager, d’une manière plus ambitieuse, une réflexion sur l’héritage des images d’Hitchcock à travers le fantôme de la défunte. Mais en attendant qu’un réalisateur talentueux s’y attelle, le maître du suspense peut dormir tranquille.

Rebecca, réalisé par Ben Wheatley avec Armie Hammer, Lily James, et Kirstin Scott Thomas. Durée : 2h01.

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Émilien Peillon

Émilien Peillon

J'aimerais appartenir à la cinéphilie classique mais mon amour pour l'animation et le jeu vidéo m'en empêche. Incapable de rédiger quoi que ce soit rapidement, j'essaye au moins de travailler la forme pour ne pas devoir me cacher les yeux quand je me relirai dans six mois. Un jour, j'ai découvert Paprika au cinéma et je ne m'en suis jamais remis.

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